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IV. L’EPAULE D’ATHOS, LE BAUDRIER DE PORTHOS ET LE MOUCHOIR D’ARAMIS
«Porthos écuma de rage et fit un mouvement pour se précipiter sur d'Artagnan.
- Plus tard, plus tard, lui cria celui-ci, quand vous n'aurez plus votre manteau.
- À une heure donc, derrière le Luxembourg.
- Très bien, à une heure, répondit d'Artagnan en tournant l'angle de la rue.
Mais ni dans la rue qu'il venait de parcourir, ni dans celle qu'il embrassait maintenant du regard, il ne vit personne. Si doucement qu'eût marché l'inconnu, il avait gagné du chemin ; peut-être aussi était-il entré dans quelque maison. D'Artagnan s'informa de lui à tous ceux qu'il rencontra, descendit jusqu'au bac (c'est-à-dire jusqu’à la même rue du Bac où a vécu son prototype – remarque de Nikolaï Gorski), remonta par la rue de Seine et la Croix-Rouge ; mais rien, absolument rien. »
L’actuelle rue de la Seine est prolongée par la rue de Tournon. En partant des quais on peut aller en ligne droite jusqu’au Palais de Luxembourg. Mais ce n’était pas comme cela au XVII siècle – la rue de la Seine s’arrêtait sur un carrefour en « butant » sur la rue de Buci (M° Mabillon). Il faut dire que ce carrefour est assez remarquable, à mon avis, c’est un des lieux les plus « parisiens ». Toujours très animé, avec de nombreux cafés et restaurants, avec le boulevard Saint Germain juste à côté et le quartier des galeries d’art…
En ce qui concerne la rue de la Croix-Rouge mentionnée ci-dessus, une précision est nécessaire. En réalité il n’y a jamais eu à Paris de rue portant un tel nom, ni autrefois, ni aujourd’hui. Il existe par contre depuis le XV siècle Carrefour de la Croix Rouge (M° St. Sulpice), appelé ainsi à cause d’une croix rouge qui y était installée. Aujourd’hui une sculpture de César a pris la place de cette croix rouge – elle représente un être ressemblant à un centaure aux nombreux attributs masculins. Une copie miniature de ce centaure fait office de monument funéraire du sculpteur au cimetière de Montparnasse avoisinant.
6 rues qui débouchent sur ce Carrefour de la Croix Rouge forment plusieurs angles. Je pense que 90% de parisiens s’imaginent que le nom de ce carrefour est lié à l’association caritative « La Croix Rouge ». Le traducteur du livre vers le russe qui a heureusement trouvé le mot « pourpre » pour cette couleur mérite tout mon respect. Il est remarquable que 5 de ces rues ont conservé leurs noms depuis les XVème et XVIème siècles. Seule la sixième a été renommée en 1808.La rue du Tombeau de Seigneur est devenue rue du Dragon. Le dragon bien que petit, habite ici au coin de la rue.
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« - Ah ! vous le prenez sur ce ton, monsieur le Gascon! eh bien, je vous apprendrai à vivre.
- Et moi je vous renverrai à votre messe, monsieur l'abbé ! Dégainez, s'il vous plaît, et à l'instant même.
- Non pas, s'il vous plaît, mon bel ami; non, pas ici, du moins. Ne voyez-vous pas que nous sommes en face de l'hôtel d'Aiguillon, lequel est plein de créatures du cardinal ? Qui me dit que ce n'est pas Son Éminence qui vous a chargé de lui procurer ma tête ? Or j'y tiens ridiculement, à ma tête, attendu qu'elle me semble aller assez correctement à mes épaules. »
Pendant un certain temps je n’arrivais pas à comprendre quel était cet hôtel d'Aiguillon mentionné dans le dialogue du « duel » entre d’Artagnan et Aramis. Il est bien connu que Dumas écrivait ses romans en respectant la géographie des lieux, en consultant cartes et plans. Puis j’ai trouvé l’explication la plus logique à mon avis : ce doit être le Petit Luxembourg, que Marie Médicis, la veuve d’Henri IV et mère de Louis XIII, a acheté au compte de Luxembourg.
Quand Marie Médicis a été exilée de Paris pour y avoir intrigué contre le jeune Louis XIII, elle a entrepris une vraie guerre contre son fils, qu’elle a d’ailleurs assez vite perdu. Grace aux talents de son ancien proche (à l’époque, simple évêque) la reine-mère a su se réconcilier avec son fils et la France a ainsi évité une guerre civile. En guise de récompense, Richelieu a reçu le titre de cardinal et comme cadeau personnel de Marie Médicis – le Petit Luxembourg.
Plus tard Richelieu a légué le Petit Luxembourg à sa nièce Marie-Madeleine de Vignerot. Pour elle il a obtenu de la part du roi le titre de la duchesse d'Aiguillon. Marie-Madeleine s’est mariée à 16 ans et est devenue veuve à 18 ans. Elle était très pieuse et voulait être religieuse, mais Richelieu lui interdit de rentrer dans les ordres. Marie-Madeleine a emménagé chez lui au Petit Luxembourg pour se consacrer à la bienfaisance et s’occuper de son oncle le Cardinal. Ce dernier provoquait maints commentaires chez ses contemporains. Dumas en parle ainsi:
« …ce grand homme, révéré par M. d'Artagnan père, servait de risée aux mousquetaires de M. de Tréville, qui raillaient ses jambes cagneuses et son dos voûté ; quelques-uns chantaient des Noëls sur Mme d'Aiguillon, sa maîtresse, et Mme de Combalet, sa nièce, tandis que les autres liaient des parties contre les pages et les gardes du cardinal-duc. » (ici Dumas n’est pas tout à fait précis : Mme d'Aiguillon et Mme de Combalet sont en fait la même personne, de Combalet étant le nom de Marie-Madeleine qui lui revenait de son mari défunt – N.G.)
Voilà comment le Petit Luxembourg s’est transformé en hôtel d'Aiguillon. Pour être fidèle à l’histoire cela s’est passé bien après la mort de Richelieu, quand Marie-Madeleine, duchesse d'Aiguillon est devenue la maîtresse unique de ce palais. Mais pour un roman épique 10 ou 15 n’ont pas beaucoup d’importance?...
En temps qu’informaticien, je ne peux pas ne pas mentionner encore un fait intéressant concernant le Petit Luxembourg : c’est ici que le jeune Blaise Pascal a montré le modèle de la première machine à calculer qu’il a inventé pour aider son père, receveur des impôts, à effectuer ses fastidieux calculs. Et ce au moment même où les mousquetaires et les gardes faisaient résonner leurs épées dans les rues de Paris !
V. LES MOUSQUETAIRES DU ROI ET LES GARDES DE M. LE CARDINAL
« …il y avait chez d'Artagnan ce fonds inébranlable de résolution qu'avaient déposé dans son cœur les conseils de son père, conseils dont la substance était : « Ne rien souffrir de personne que du roi, du cardinal et de M. de Tréville.»
Il vola donc plutôt qu'il ne marcha vers le couvent des Carmes Déchaussés, ou plutôt Deschaux, comme on disait à cette époque, sorte de bâtiment sans fenêtres, bordé de prés arides, succursale du Pré-aux-Clercs, et qui servait d'ordinaire aux rencontres des gens qui n'avaient pas de temps à perdre. »
Le monastère des Carmes Déchaux, que d’Artagnan a choisi pour le duel avec Athos, a survécu jusqu’à nos jours (rue de Vaugirard 70-70-74). Bien qu’enserré de partout par des immeubles plus récents, il est aujourd’hui en meilleur état, qu’au XVIIème siècle.
Le nom du monastère provient du mot « déchaussés » parce que les religieux se déchaussaient en y entrant. Des « prés arides » il ne reste que la cour du monastère où le duel qui aurait dû y avoir lieu, a scellé le début de l’amitié entre quatre mousquetaires. Il est bien possible que les pavés de la cour soient les mêmes qu’il y a quatre cent ans.
Ce lieu est tragique aussi – la Grande Révolution Française comme toute révolution qui se respecte, reconvertissait avec succès des bâtiments en lieux de stockage et prisons. Le monastère Déchaux est devenu en 1792 le lieu d’incarcération des prêtres, dont 114 ont été exécutés ici comme témoigne une plaque commémorative à l’entrée.
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«- Si vous êtes pressé, monsieur, dit d'Artagnan à Athos avec la même simplicité qu'un instant auparavant il lui avait proposé de remettre le duel à trois jours, si vous êtes pressé et qu'il vous plaise de m'expédier tout de suite, ne vous gênez pas, je vous en prie.
- Voilà encore un mot qui me plaît, dit Athos en faisant un gracieux signe de tête à d'Artagnan, il n'est point d'un homme sans cervelle, et il est à coup sûr d'un homme de cœur. Monsieur, j'aime les hommes de votre trempe, et je vois que si nous ne nous tuons pas l'un l'autre, j'aurai plus tard un vrai plaisir dans votre conversation. Attendons ces messieurs, je vous prie, j'ai tout le temps, et cela sera plus correct. Ah ! en voici un, je crois.
En effet, au bout de la rue de Vaugirard commençait à apparaître le gigantesque Porthos. »
On dit que la rue de Vaugirard est la plus longue rue parisienne (4360 mètres dans l’enceinte de la ville selon les sources officielles). La date de sa création se perd dans la nuit des temps puisque elle s’est formée à la place d’une des routes tracées par des romains. Mais peut-être ce chemin existait-il déjà dans les temps préromains. Elle a reçu son nom du village qu’elle traversait, disparu aujourd’hui et qui se prénommait Val-Gérard.
VI. SA MAJESTE LE ROI LOUIS TREIZIEME
« L'affaire fit grand bruit. M. de Tréville gronda beaucoup tout haut contre ses mousquetaires, et les félicita tout bas ; mais comme il n'y avait pas de temps à perdre pour prévenir le roi, M. de Tréville s'empressa de se rendre au Louvre. »
« Il était déjà trop tard, le roi était enfermé avec le cardinal, et l'on dit à M. de Tréville que le roi travaillait et ne pouvait recevoir en ce moment. Le soir, M. de Tréville vint au jeu du roi. Le roi gagnait, et comme Sa Majesté était fort avare, elle était d'excellente humeur. »
Le roi Louis XIII nous accueil au centre de la place des Vosges (M° St. Paul), dont je vous parlerai plus tard. Cette sculpture est loin d’être réaliste, on voit y plutôt un roi abstrait, un roi « idéal ». Ce n’est qu’en lisant l’inscription sur le piédestal qu’on peut comprendre duquel des Louis, trônant sur son cheval, il s’agit. Mais cette sculpture complète notre galerie des héros du roman.
A dire vrai le cheval de Louis n’est pas ordinaire. A l’origine ce cheval était en bronze et portait sur lui Henri II, en bronze également. Quand Henri IV devint roi il fit fondre la statue de son auguste prédécesseur pour remettre sur le cheval sa propre personne. Une vingtaine d’années plus tard Richelieu a décidé que le cheval était un peu fatigué et a fait refondre la sculpture du père en celle du fils – Louis XIII, son patron. Ce dernier est resté sur le cheval plus longtemps que tous les autres, jusqu’à ce que Robespierre fasse fondre le cavalier (avec le cheval cette fois) en canon. Et c’est Napoléon qui restitua le statu quo du temps des mousquetaires, en refaisant de nouveau édifier la sculpture de Louis XIII mais cette fois en marbre et pas en bronze. Connaissant l’empereur, ceci est un peu étonnant - on aurait pu s’attendre à ce qu’il occupe lui-même la place dans la celle pour être fidèle à la tradition. J’ai découvert cette « histoire de cheval » dans le livre remarquable sur Paris de Vassili Bétaki.
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« - Ma foi, dit-il à son adversaire, il est bien heureux pour vous, quoique vous vous appeliez Bernajoux, de n'avoir affaire qu'à un apprenti mousquetaire ; cependant, soyez tranquille, je ferai de mon mieux. En garde !
- Mais, dit celui que d'Artagnan provoquait ainsi, il me semble que le lieu est assez mal choisi, et que nous serions mieux derrière l'abbaye de Saint-Germain ou dans le Pré-aux-Clercs. »
La proposition de Bernajoux fournit des indications assez précises des lieux. En quittant le Luxembourg, où ce dialogue a eu lieu, deux quartiers peuvent correspondre à ces indications (« derrière l'abbaye de Saint-Germain » ou « dans le Pré-aux-Clercs ») le premier est le secteur des Petits Augustins.
Ce quartier du temps des mousquetaires était très construit, s’y trouvait notamment le monastère des Petits Augustins, un grand nombre d’hôtels particuliers le long de la Seine, ainsi que le palais de Marguerite Valois – un duel y aurait été mal vu. Le second quartier qui longe la Seine, le fameux « Pré-aux-Clercs », le lieu préféré des duellistes durant des siècles entiers. On peut alors supposer que les deux lieux que cite Bernajoux sont en réalité deux endroits différents du même Pré-aux-Clercs. D’ailleurs le Pré-aux-Clercs n’était pas unique. Avec l’urbanisation active de la ville, on construisait de plus en plus les prés. Ainsi le secteur ainsi dénommé s’étendait progressivement le long de la Seine en suivant les constructions. Tandis qu’au XVIème siècle le Pré-aux-Clercs incluait seulement le quartier situé entre la rue des Petits Augustins et la rue du Bac, sur les cartes du XVIIIème siècle on aperçoit ce nom beaucoup plus loin – à côté de l’actuelle rue de Bellechasse, et même à côté de l’esplanade des Invalides.
Deux lieux portent encore le nom de Pré-aux-Clercs dans le Paris contemporain : le café au coin des rues Jacob et Bonaparte (ex rue des Petits Augustins) et une petite ruelle qui relie le boulevard Saint Germain et la rue de l’Université.
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« …mais Bernajoux lui cria que ce n'était rien, et se fendant aveuglément sur lui, il s'enferra de lui-même. Cependant, comme il ne tombait pas, comme il ne se déclarait pas vaincu, mais que seulement il rompait du côté de l'hôtel de M. de La Trémouille au service duquel il avait un parent, d'Artagnan, ignorant lui-même la gravité de la dernière blessure que son adversaire avait reçue, le pressait vivement, et sans doute allait l'achever d'un troisième coup…
…la mêlée devint générale, mais la force était aux mousquetaires : les gardes du cardinal et les gens de M. de La Trémouille se retirèrent dans l'hôtel, dont ils fermèrent les portes assez à temps pour empêcher que leurs ennemis n'y fissent irruption en même temps qu'eux. »
L’hôtel de La Trémouille se trouvait à la place de l’immeuble du 50, rue de Vaugirard qui fait angle avec la rue Férou où habitait Athos. Aujourd’hui, de l’autre côté de la rue se trouve l’une des entrées au Luxembourg. Il est d’ailleurs est plus pratique de prendre une photo de cet immeuble, une fois entré dans le jardin.
La famille de La Trémouille, une des plus anciennes et célèbres, possédait plusieurs hôtels à Paris. Voici une gravure représentant l’un d’eux, rive droite. Dans la cour de l’école des Beaux Arts, rue Bonaparte, on peut voir le portique bien conservé d’un des hôtels des Tremouilles.
Fin de la Partie 2. A la partie suivante
IV. L’EPAULE D’ATHOS, LE BAUDRIER DE PORTHOS ET LE MOUCHOIR D’ARAMIS
«Porthos écuma de rage et fit un mouvement pour se précipiter sur d'Artagnan.
- Plus tard, plus tard, lui cria celui-ci, quand vous n'aurez plus votre manteau.
- À une heure donc, derrière le Luxembourg.
- Très bien, à une heure, répondit d'Artagnan en tournant l'angle de la rue.
Mais ni dans la rue qu'il venait de parcourir, ni dans celle qu'il embrassait maintenant du regard, il ne vit personne. Si doucement qu'eût marché l'inconnu, il avait gagné du chemin ; peut-être aussi était-il entré dans quelque maison. D'Artagnan s'informa de lui à tous ceux qu'il rencontra, descendit jusqu'au bac (c'est-à-dire jusqu’à la même rue du Bac où a vécu son prototype – remarque de Nikolaï Gorski), remonta par la rue de Seine et la Croix-Rouge ; mais rien, absolument rien. »
L’actuelle rue de la Seine est prolongée par la rue de Tournon. En partant des quais on peut aller en ligne droite jusqu’au Palais de Luxembourg. Mais ce n’était pas comme cela au XVII siècle – la rue de la Seine s’arrêtait sur un carrefour en « butant » sur la rue de Buci (M° Mabillon). Il faut dire que ce carrefour est assez remarquable, à mon avis, c’est un des lieux les plus « parisiens ». Toujours très animé, avec de nombreux cafés et restaurants, avec le boulevard Saint Germain juste à côté et le quartier des galeries d’art…
L’ancienne partie de la rue de la Seine |
En ce qui concerne la rue de la Croix-Rouge mentionnée ci-dessus, une précision est nécessaire. En réalité il n’y a jamais eu à Paris de rue portant un tel nom, ni autrefois, ni aujourd’hui. Il existe par contre depuis le XV siècle Carrefour de la Croix Rouge (M° St. Sulpice), appelé ainsi à cause d’une croix rouge qui y était installée. Aujourd’hui une sculpture de César a pris la place de cette croix rouge – elle représente un être ressemblant à un centaure aux nombreux attributs masculins. Une copie miniature de ce centaure fait office de monument funéraire du sculpteur au cimetière de Montparnasse avoisinant.
Le centaure de César au carrefour de la Croix Rouge |
6 rues qui débouchent sur ce Carrefour de la Croix Rouge forment plusieurs angles. Je pense que 90% de parisiens s’imaginent que le nom de ce carrefour est lié à l’association caritative « La Croix Rouge ». Le traducteur du livre vers le russe qui a heureusement trouvé le mot « pourpre » pour cette couleur mérite tout mon respect. Il est remarquable que 5 de ces rues ont conservé leurs noms depuis les XVème et XVIème siècles. Seule la sixième a été renommée en 1808.La rue du Tombeau de Seigneur est devenue rue du Dragon. Le dragon bien que petit, habite ici au coin de la rue.
Encore un habitant du Carrefour de la Croix Rouge |
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« - Ah ! vous le prenez sur ce ton, monsieur le Gascon! eh bien, je vous apprendrai à vivre.
- Et moi je vous renverrai à votre messe, monsieur l'abbé ! Dégainez, s'il vous plaît, et à l'instant même.
- Non pas, s'il vous plaît, mon bel ami; non, pas ici, du moins. Ne voyez-vous pas que nous sommes en face de l'hôtel d'Aiguillon, lequel est plein de créatures du cardinal ? Qui me dit que ce n'est pas Son Éminence qui vous a chargé de lui procurer ma tête ? Or j'y tiens ridiculement, à ma tête, attendu qu'elle me semble aller assez correctement à mes épaules. »
Pendant un certain temps je n’arrivais pas à comprendre quel était cet hôtel d'Aiguillon mentionné dans le dialogue du « duel » entre d’Artagnan et Aramis. Il est bien connu que Dumas écrivait ses romans en respectant la géographie des lieux, en consultant cartes et plans. Puis j’ai trouvé l’explication la plus logique à mon avis : ce doit être le Petit Luxembourg, que Marie Médicis, la veuve d’Henri IV et mère de Louis XIII, a acheté au compte de Luxembourg.
Hôtel d'Aiguillon - Petit Luxembourg côté rue de Vaugirard |
Quand Marie Médicis a été exilée de Paris pour y avoir intrigué contre le jeune Louis XIII, elle a entrepris une vraie guerre contre son fils, qu’elle a d’ailleurs assez vite perdu. Grace aux talents de son ancien proche (à l’époque, simple évêque) la reine-mère a su se réconcilier avec son fils et la France a ainsi évité une guerre civile. En guise de récompense, Richelieu a reçu le titre de cardinal et comme cadeau personnel de Marie Médicis – le Petit Luxembourg.
Plus tard Richelieu a légué le Petit Luxembourg à sa nièce Marie-Madeleine de Vignerot. Pour elle il a obtenu de la part du roi le titre de la duchesse d'Aiguillon. Marie-Madeleine s’est mariée à 16 ans et est devenue veuve à 18 ans. Elle était très pieuse et voulait être religieuse, mais Richelieu lui interdit de rentrer dans les ordres. Marie-Madeleine a emménagé chez lui au Petit Luxembourg pour se consacrer à la bienfaisance et s’occuper de son oncle le Cardinal. Ce dernier provoquait maints commentaires chez ses contemporains. Dumas en parle ainsi:
« …ce grand homme, révéré par M. d'Artagnan père, servait de risée aux mousquetaires de M. de Tréville, qui raillaient ses jambes cagneuses et son dos voûté ; quelques-uns chantaient des Noëls sur Mme d'Aiguillon, sa maîtresse, et Mme de Combalet, sa nièce, tandis que les autres liaient des parties contre les pages et les gardes du cardinal-duc. » (ici Dumas n’est pas tout à fait précis : Mme d'Aiguillon et Mme de Combalet sont en fait la même personne, de Combalet étant le nom de Marie-Madeleine qui lui revenait de son mari défunt – N.G.)
Voilà comment le Petit Luxembourg s’est transformé en hôtel d'Aiguillon. Pour être fidèle à l’histoire cela s’est passé bien après la mort de Richelieu, quand Marie-Madeleine, duchesse d'Aiguillon est devenue la maîtresse unique de ce palais. Mais pour un roman épique 10 ou 15 n’ont pas beaucoup d’importance?...
Petit Luxembourg côté Jardin de Luxembourg |
En temps qu’informaticien, je ne peux pas ne pas mentionner encore un fait intéressant concernant le Petit Luxembourg : c’est ici que le jeune Blaise Pascal a montré le modèle de la première machine à calculer qu’il a inventé pour aider son père, receveur des impôts, à effectuer ses fastidieux calculs. Et ce au moment même où les mousquetaires et les gardes faisaient résonner leurs épées dans les rues de Paris !
V. LES MOUSQUETAIRES DU ROI ET LES GARDES DE M. LE CARDINAL
« …il y avait chez d'Artagnan ce fonds inébranlable de résolution qu'avaient déposé dans son cœur les conseils de son père, conseils dont la substance était : « Ne rien souffrir de personne que du roi, du cardinal et de M. de Tréville.»
Il vola donc plutôt qu'il ne marcha vers le couvent des Carmes Déchaussés, ou plutôt Deschaux, comme on disait à cette époque, sorte de bâtiment sans fenêtres, bordé de prés arides, succursale du Pré-aux-Clercs, et qui servait d'ordinaire aux rencontres des gens qui n'avaient pas de temps à perdre. »
Le monastère des Carmes Déchaux, que d’Artagnan a choisi pour le duel avec Athos, a survécu jusqu’à nos jours (rue de Vaugirard 70-70-74). Bien qu’enserré de partout par des immeubles plus récents, il est aujourd’hui en meilleur état, qu’au XVIIème siècle.
Le monastère des Carmes Déchaux |
Le nom du monastère provient du mot « déchaussés » parce que les religieux se déchaussaient en y entrant. Des « prés arides » il ne reste que la cour du monastère où le duel qui aurait dû y avoir lieu, a scellé le début de l’amitié entre quatre mousquetaires. Il est bien possible que les pavés de la cour soient les mêmes qu’il y a quatre cent ans.
La cour du monastère Déchaux est l’endroit où le duel entre d’Artagnan et Athos n’a pas eu lieu |
Ce lieu est tragique aussi – la Grande Révolution Française comme toute révolution qui se respecte, reconvertissait avec succès des bâtiments en lieux de stockage et prisons. Le monastère Déchaux est devenu en 1792 le lieu d’incarcération des prêtres, dont 114 ont été exécutés ici comme témoigne une plaque commémorative à l’entrée.
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«- Si vous êtes pressé, monsieur, dit d'Artagnan à Athos avec la même simplicité qu'un instant auparavant il lui avait proposé de remettre le duel à trois jours, si vous êtes pressé et qu'il vous plaise de m'expédier tout de suite, ne vous gênez pas, je vous en prie.
- Voilà encore un mot qui me plaît, dit Athos en faisant un gracieux signe de tête à d'Artagnan, il n'est point d'un homme sans cervelle, et il est à coup sûr d'un homme de cœur. Monsieur, j'aime les hommes de votre trempe, et je vois que si nous ne nous tuons pas l'un l'autre, j'aurai plus tard un vrai plaisir dans votre conversation. Attendons ces messieurs, je vous prie, j'ai tout le temps, et cela sera plus correct. Ah ! en voici un, je crois.
En effet, au bout de la rue de Vaugirard commençait à apparaître le gigantesque Porthos. »
Perspective de la rue de Vaugirard au croisement avec la rue Bonaparte |
On dit que la rue de Vaugirard est la plus longue rue parisienne (4360 mètres dans l’enceinte de la ville selon les sources officielles). La date de sa création se perd dans la nuit des temps puisque elle s’est formée à la place d’une des routes tracées par des romains. Mais peut-être ce chemin existait-il déjà dans les temps préromains. Elle a reçu son nom du village qu’elle traversait, disparu aujourd’hui et qui se prénommait Val-Gérard.
VI. SA MAJESTE LE ROI LOUIS TREIZIEME
« L'affaire fit grand bruit. M. de Tréville gronda beaucoup tout haut contre ses mousquetaires, et les félicita tout bas ; mais comme il n'y avait pas de temps à perdre pour prévenir le roi, M. de Tréville s'empressa de se rendre au Louvre. »
Le Louvre matinal vu de la place du Carrousel |
« Il était déjà trop tard, le roi était enfermé avec le cardinal, et l'on dit à M. de Tréville que le roi travaillait et ne pouvait recevoir en ce moment. Le soir, M. de Tréville vint au jeu du roi. Le roi gagnait, et comme Sa Majesté était fort avare, elle était d'excellente humeur. »
Le roi Louis XIII nous accueil au centre de la place des Vosges (M° St. Paul), dont je vous parlerai plus tard. Cette sculpture est loin d’être réaliste, on voit y plutôt un roi abstrait, un roi « idéal ». Ce n’est qu’en lisant l’inscription sur le piédestal qu’on peut comprendre duquel des Louis, trônant sur son cheval, il s’agit. Mais cette sculpture complète notre galerie des héros du roman.
Louis XIII sur la place des Vosges |
A dire vrai le cheval de Louis n’est pas ordinaire. A l’origine ce cheval était en bronze et portait sur lui Henri II, en bronze également. Quand Henri IV devint roi il fit fondre la statue de son auguste prédécesseur pour remettre sur le cheval sa propre personne. Une vingtaine d’années plus tard Richelieu a décidé que le cheval était un peu fatigué et a fait refondre la sculpture du père en celle du fils – Louis XIII, son patron. Ce dernier est resté sur le cheval plus longtemps que tous les autres, jusqu’à ce que Robespierre fasse fondre le cavalier (avec le cheval cette fois) en canon. Et c’est Napoléon qui restitua le statu quo du temps des mousquetaires, en refaisant de nouveau édifier la sculpture de Louis XIII mais cette fois en marbre et pas en bronze. Connaissant l’empereur, ceci est un peu étonnant - on aurait pu s’attendre à ce qu’il occupe lui-même la place dans la celle pour être fidèle à la tradition. J’ai découvert cette « histoire de cheval » dans le livre remarquable sur Paris de Vassili Bétaki.
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« - Ma foi, dit-il à son adversaire, il est bien heureux pour vous, quoique vous vous appeliez Bernajoux, de n'avoir affaire qu'à un apprenti mousquetaire ; cependant, soyez tranquille, je ferai de mon mieux. En garde !
- Mais, dit celui que d'Artagnan provoquait ainsi, il me semble que le lieu est assez mal choisi, et que nous serions mieux derrière l'abbaye de Saint-Germain ou dans le Pré-aux-Clercs. »
La proposition de Bernajoux fournit des indications assez précises des lieux. En quittant le Luxembourg, où ce dialogue a eu lieu, deux quartiers peuvent correspondre à ces indications (« derrière l'abbaye de Saint-Germain » ou « dans le Pré-aux-Clercs ») le premier est le secteur des Petits Augustins.
Abbaye Saint Germain des Près |
Ce quartier du temps des mousquetaires était très construit, s’y trouvait notamment le monastère des Petits Augustins, un grand nombre d’hôtels particuliers le long de la Seine, ainsi que le palais de Marguerite Valois – un duel y aurait été mal vu. Le second quartier qui longe la Seine, le fameux « Pré-aux-Clercs », le lieu préféré des duellistes durant des siècles entiers. On peut alors supposer que les deux lieux que cite Bernajoux sont en réalité deux endroits différents du même Pré-aux-Clercs. D’ailleurs le Pré-aux-Clercs n’était pas unique. Avec l’urbanisation active de la ville, on construisait de plus en plus les prés. Ainsi le secteur ainsi dénommé s’étendait progressivement le long de la Seine en suivant les constructions. Tandis qu’au XVIème siècle le Pré-aux-Clercs incluait seulement le quartier situé entre la rue des Petits Augustins et la rue du Bac, sur les cartes du XVIIIème siècle on aperçoit ce nom beaucoup plus loin – à côté de l’actuelle rue de Bellechasse, et même à côté de l’esplanade des Invalides.
Deux lieux portent encore le nom de Pré-aux-Clercs dans le Paris contemporain : le café au coin des rues Jacob et Bonaparte (ex rue des Petits Augustins) et une petite ruelle qui relie le boulevard Saint Germain et la rue de l’Université.
Rue du Pré-aux-Clercs - un des endroits les plus calmes et silencieux dans un Paris bouillonnant de nos jours |
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« …mais Bernajoux lui cria que ce n'était rien, et se fendant aveuglément sur lui, il s'enferra de lui-même. Cependant, comme il ne tombait pas, comme il ne se déclarait pas vaincu, mais que seulement il rompait du côté de l'hôtel de M. de La Trémouille au service duquel il avait un parent, d'Artagnan, ignorant lui-même la gravité de la dernière blessure que son adversaire avait reçue, le pressait vivement, et sans doute allait l'achever d'un troisième coup…
…la mêlée devint générale, mais la force était aux mousquetaires : les gardes du cardinal et les gens de M. de La Trémouille se retirèrent dans l'hôtel, dont ils fermèrent les portes assez à temps pour empêcher que leurs ennemis n'y fissent irruption en même temps qu'eux. »
L’hôtel de La Trémouille se trouvait à la place de l’immeuble du 50, rue de Vaugirard qui fait angle avec la rue Férou où habitait Athos. Aujourd’hui, de l’autre côté de la rue se trouve l’une des entrées au Luxembourg. Il est d’ailleurs est plus pratique de prendre une photo de cet immeuble, une fois entré dans le jardin.
L’immeuble au 50, rue de Vaugirard – adresse de La Trémouille |
La famille de La Trémouille, une des plus anciennes et célèbres, possédait plusieurs hôtels à Paris. Voici une gravure représentant l’un d’eux, rive droite. Dans la cour de l’école des Beaux Arts, rue Bonaparte, on peut voir le portique bien conservé d’un des hôtels des Tremouilles.
Hôtel de la Trémouille (ancienne gravure) |
Fin de la Partie 2. A la partie suivante
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